Wednesday, August 6, 2008

from Les trois Rome par Jean-Joseph Gaume, 1841/1842


 17 NOVEMBRE

Il était convenu que nous coucherions le 16 à Plaisance. Mais le conducteur vint nous annoncer que la douane, dont nous devions subir la visite, avant de passer la Trébie, fermait à cinq heures du soir ; qu'ainsi le passage devenait impossible ce jour-là, et que si nous nous obstinions, le moindre inconvénient était de bivouaquer toute la nuit sur la grande route. Force nous fut de trouver ses raisons bonnes. Seulement, nous nous promîmes de prier humblement Sa Majesté Impériale Marie-Louise, aujourd'hui duchesse de Parme et de Plaisance, de vouloir bien ordonner à ses douaniers de se coucher un peu plus tard.
Descendus au Real Albergo, de Stradella, nous priâmes le maître d'hôtel de nous éveiller à quatre heures du matin, afin de partir à cinq. Exact comme le soldat du guet, le camérier entrait dans la chambre de mes jeunes amis à l'heure indiquée. On lui dit de m'apporler de la lumière dans la pièce voisine; mais l'ordre ne fut pas compris, le vieux serviteur n'entendait pas un mol de français. De là grand embarras de part et d'autre. Henri se met à crier : Porta, mot qui veut dire également porte et apporte. L'Italien s'empresse de satisfaire le désir présumé de mon jeune ami et lui présente la première chose qui lui tombe sous la main : c'était la cuvette. Francis, de son côté, riant aux éclats, crie plus fort : Porta, porta. L'Italien redouble de zèle, et apporte les pantalons et les bottes. Nouveaux rires et nouveaux cris : Porta, porta. Le pauvre homme s'évertue, et croyant avoir deviné, il apporte le meuble indispensable d'une chambre à coucher : ce fut à n'y plus tenir. — Quoique déconcerté, le camérier participe à l'hilarité de mes amis, et s'en va, tournant par la chambre, cherchant partout ce qu'on peut lui demander, et répétant à chaque pas : Ma che diavolo! Tout le mobilier allait passer par ses mains, lorsqu'il entendit rire dans la pièce voisine. Capito! capito! s'écrie-t-il, compris, compris; puis il ouvre ma porte, et allume ma chandelle en répétant d'un air moitié fâché, moitié souriant : Ma che diavolo!
Cette petite répétition de la Tour de Babel nous égayait encore, lorsque nous touchâmes aux frontières du duché de Parme. Pendant cinq quarts d'heure, nous atteudimes sur la roule, grelottant de froid, qu'il plût à messieurs les douaniers d'accomplir leur devoir. A peine si la visite dura le temps que je mets à l'écrire; car ce fut la cliose du monde la plus simple. Un vieux douanier s'approcha de nous, et tirant de dessous sa capote grise, lisérée de vert, une main amaigrie, armée de cinq doigts normands, il nous dit à mi-voix : Signori : nous comprîmes. La bvona mancia tomba dans le récipient, merveilleusement prompt à se refermer, et tout fut dit. Un instant après, nous étions en voiture, blancs comme neige et faisant maintes réflexions au sujet de ce qui venait d'avoir lieu.
Vers neuf heures, on découvrit les rives fameuses de la Trébie. Torrent plutôt que rivière, la Trébie, comme la Bormida, coule dans un lit de cailloux, dont l'extrême largeur nous fit comprendre quel redoutable obstacle elle peut présenter à une armée, au moment des crues. Annibal, que nous avions trouvé sur les bords du Rhône, nous apparut ici avec ses éléphants et ses troupes africaines, espagnoles et gauloises. Le consul Sempronius, avec ses Romains, se montrait sur la rive opposée. Encore un peu, et nous aurions entendu le cliquetis des armes, tant notre classique imagination était montée. Mais l'écho répète un autre bruit à peine expirant, c'est celui de l'artillerie allemande et française, qui naguère ébranla ces lieux et ces ondes tant de fois rougies de sang humain. Sur ce même terrain où, deux mille ans auparavant, les Romains avaient été vaincus parles Charthaginois, Macdonald livra, le 19 juin 1799, au redoutable Sowarow, le sanglant combat qui dura trois jours. De part et d'autre, on brûla cinq millions de cartouches et l'on tira soixante-dix mille coups de canon : quinze mille hommes y périrent, et les armées couchèrent sur le champ de bataille.
Bientôt nous arrivâmes au pont magnifique bâti par Marie-Louise. En face même de la colonne qui est au milieu, nous transcrivîmes l'inscription passablement antichrétienne qui consacre tous les souvenirs militaires dont je viens de parler :

MARIA LUDOVICA

IMP. FRANCISCI I CAES. FILIA

ARCHIDUX AUSTRIAE

DIX PARM. PLAC. VAST.

TREBIAE

QUAM ANNIBAL AN. U. C. DXXXV

LICTENSTEINUS AN. CHR. M. DCCXXXXVI

SOWAROFIUS ET MELAS AN CHR. M. DCCXIX

BELLO VICTORES

ILLUSTRAVERUNT ;

PRINCEPS BENEFICENTISSIMA

FACTA PONTIS COMMODITATE

GLORIAM FELICIOREM

ADJUNXIT.

ANNO M. DCCCXX.

Un peu plus loin, aux limites sanglantes de tous ces champs de bataille, nous lûmes une inscription d'un genre bien diflérent. Sur le portail d'un gracieuse maisonnette, fraîchement badigeonné, on voyait une madone, au pied de laquelle étaient agenouillés deux pèlerins. Au bas de cette jolie fresque étaient écrites les paroles suivantes, qui semblaient s'adresser à nous :

Figli d'Eva che per le vie andate
Di salutar Maria non vi scordate.


L'Italie est, par excellence, le pays de la dévotion envers la sainte Vierge. Sa douce image apparaît partout aux yeux du voyageur; et le pauvre pèlerin de la vie est sans cesse averti qu'en traversant la vallée des larmes, il a dans le ciel une mère qui veille sur ses pas.
Nous entrâmes à Plaisance vers les dix heures du matin. Murailles, maisons, palais, églises, tout est en briques; les rues sont larges, longues, et peu fréquentées ; c'est assez dire combien l'aspect général de cette grande ville est triste et sévère. Veuve de sa gloire et de sa nombreuse population. Plaisance ne s'est jamais relevée de l'affreux pillage que lui fit subir, en 1448, le terrible François Sforce. Les églises, sur-chargées d'ornements, n'offrent rien de remarquable, à l'exception de la cathédrale, belle construction gothique du treizième siècle. La coupole est ornée de fresques très-estimées, du Guerchin et de Louis Carrache. A l'extérieur du clocher, on voit la fameuse cage de fer dans laquelle, dit-on, furent enfermées, pour les y laisser mourir, quelques-unes des plus illustres victimes des nombreuses révolutions italiennes. Plaisance rappelle au voyageur chrétien le souvenir de deux conciles mémorables. Le premier, tenu par le pape Urbain II, en 1095, cassa le mariage que Philippe 1er roi de France, avait contracté avec Bertrade, après avoir répudié Berthe, fille du comte de Hollande; le second, tenu par Innocent II, en 1132, condamna l'antipape Anaclet.

...

18 NOVEMBRE.

A sept heures du matin, par un temps froid et brumeux, nous prenions la route de Parme en compagnie de quatre Italiens. Après avoir traversé de vastes plaines dont aucun accident de terrain ne coupe la monotonie, on arrive promptement à Borgo San-Donino.

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