Friday, May 30, 2008

from L'Hermite en Italie: ou, Observations sur les moeurs et usages des italiens ... par Victor-Joseph-Etienne de Jouy 1825, II


Ici la civilisation est très-peu avancée, j'en conviens; à l'exception d'un nombre d'hommes qu'il serait facil de compter, les vingt-huit mille habitants de Plaisance sont imbus de beaucoup de préjugés et accessibles à toutes les superstitions, mais ce n'est pas la vue d'un échaufaud qu'ils se corrigeront. "J'aurais peine, poursuivit-il, à peindre l'affreuse journée où, pour la première fois, fut dressé sur la place publique le fatal instrument que fit inventer en France le besoin de multiplier les supplices. Ce fut vers la fin du mois de mai 1807 q'une abominable tragédie plaça de terreur tous les Plaisantins. Je conviens que l'homme que l'on venait de condamner était un assassin, aussi j'absous les juges en condamnant la loi. Dans l'intervalle qui sépara le prononcé du jugement de son exécution, et pendant plusieurs jours après vous eussiez vu tous les visages pales et empreints des signes de la consternation la plus profonde; le théatre était désert; dans les rues, dans les promenades on se demandait: Avez-vous vu? ... absolutement comme les les trappistes se disent: Mon frère, il faut mourir! Le jour de l'exécution arrivé, les habitans de tout age, hommes, femmes, enfans, vieillards, ceux meme que des infirmités retenaient ordinairement chez eux, tous encombraient la place et les rues adjacentes; les croisées, les balcons, les toits étaient couverts de monde; les maisons, le boutiques étaient fermées. On avait ordonné dès le matin la cloture des portes de la ville: avant le jour, toutes les confréries, fort nombreuses ici, s'étaient répandues dans les divers quartiers, afin de queter l'argent des messes de requiem pour l'ame du supplicié. Les marquis, les comtes, les chevaliers, enfin presque tous les nobles avaient endossé le long domino rouge de l'une de ces confréries dont ils étaient membres. Après plusieurs heures de stupeur, le fatal couteau tombe et retentit jusq'au fond des coeurs. Cependant le bourreau fait rouler le corpse du supplicié dans la caisse, et saisissant la tete par les cheveux, la montre au peuple. Non, jamais la tete de Méduse produisit un pareil effroi. En un instant mille bruits absurdes sont répandus et accueillis par la crédulité; le désordre s'empare de la foule. L'un soutient qu'il a vu les traits de cette tete s'agiter; un autre prétend qu'elle a ouvert la bouche; à l'instant chacun s'arme de son chapelet pour conjurer le démon, quand voilà qu'une voix s'écrie qu'une jambe du mort remue hors de la caisse; le desordre est à son comble; d'autres affirment avoir vu des flammes sortir de cette caisse aussitot la masse entière des spectateurs veut prendre la fuite, criant avec un bruit effroyable que le diable s'est emparé du corps du trépassé. On se pousse, on se renverse; plusieurs personnes, foulées aux pieds, sont grièvement blessées. Les confrères rouges, entravés par leurs longues robes, chacellent et laissent rouler l'argent contenu dans les bourses. Des forcenés proclament que l'on a vu le diable saisir le mort et l'emporter en enfer. L'étincelle electrique ne se communique pas avec plus de rapidité que ce bruit n'est repandu dans tous les quartiers de la ville, où la foule se porte au hasard. La plupart, trovant les portes de la ville fermées, gravissent les murailles, au risque de se briser les membres. Dans ce tumulte général, chacun multiplie les signes de croix, afin d'echapper aux griffes du diable. Le petit nombre de ceux qui étaient rentrés dans leur maisons en sortent aussitot, croyant la ville livrée au prince des enfers; tous fuient, emportant leurs enfans au berceau. Dans cette perplexité, le maire a recours au clergé, qui se met sur-le-champ en procession et marche vers la porte principale. Le chant mesuré des pretres et leur marche regulière rappelent peu à peu sous la bannière sacrée les Plisantins effrayés; le curé, suivi de son troupeau, rentre dans la ville après une excursion au dehors; tous suivent la procession; mais sans l'intervention du clergé, nulle autorité ne serait parvenue à calmer les esprits encore agités du souvenir de cette affreuse journée.- Je conviens que cet événement pouvait avoir de suites bien funestes, lui responis-je, et je pense comme vous sur le danger de changer les lois et les habitudes des peuples; mais, sans vouloir défendre Napoléon sur tous les points, vous avez vu l'année dernière une prompte destitution suivre les plaintes des habitans de Parme. M. N.... venait d'etre nommé préfet de cette ville, à la recommandation de Joseph Bonaparte; il y arrive un peu avant la fin du caréme, et donne le vendredi-saint une fete et un bal auxquels les principaux Parmesans son contraints d'assister; dès que Napoléon en fut instruit, un dépéche télégraphique transmit à M. N.... sa destitution. -Je le sais, et cette destitution produisit le meilleur effet, mais... nous étions si heureux!... nous étions si heureux!..." J'avais déjà remarqué, pendant mes premieres promenades dans la ville, que Plaisance n'a aucun rapport avec ce que son nom promet d'agreable; mais les environs en sont reellement delicieux, autant que je puis juger en efforçant mon immagination de supposer de la verdure dans les sites et les bois dessechés par l'hiver. Quant à la ville, elle est d'un aspect sombre et triste, parfaitement en armonie avec l'air morose et chagrin de tous les habitants. Ce qu'elle offre de plus remarquable, sont les deux belles statues équestres en bronze d'Hercule et d'Alexandre Farnèse... Quand on a conversé quelques heures avec un certain nombre de Plaisantins, il faut se faire effort pour croire que l'on ne vit pas au quatorzieme siecle; aussi quand ils quittent leur pays, ce qui est rare, se croient ils transportés dans un monde nouveau. Leur incurie taciturne égale celle des habitants des iles grecques; dedaigneux de travail et d'etude, ils se complaisent dans l'ignorance et la supersticion... c'est de toutes les villes d'Italie celle qui m'a laissé de moins doux souvenirs, quoique les femmes m'y aient semblé très-jolies.

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